[Sur le terrain #2] Terrain nucléaire par temps de Covid

Se rendre sur le terrain : de l’incertitude à l’empressement

Pour mener leur travail de recherche, les géographes procèdent généralement à une récolte de données in situ, c’est-à-dire qu’ils se rendent sur le territoire étudié, réalisent des observations et rencontrent physiquement les acteurs auprès desquels ils mènent leurs enquêtes pour réaliser des entretiens. Début 2020, la pandémie de Covid-19 a perturbé ces modes de fonctionnement et le confinement a rendu impossible tout déplacement sur le terrain. Un an et demi plus tard, la situation sanitaire reste fluctuante selon les pays. Les gouvernements adoptent des mesures plus ou moins contraignantes pour les déplacements internationaux.

À la suite de l’ouverture des frontières étasuniennes aux ressortissants européens, une mission de terrain est programmée pour début août 2021 dans le cadre du programme NucTerritory. Au laboratoire, la mission se prépare : élaboration des grilles d’entretien, prise de contact avec les acteurs à rencontrer sur place, réservations d’hébergements et de billets de train… Mais la semaine précédant le départ, face à une recrudescence des cas de Covid, les États-Unis décident de refermer leurs frontières. La mesure est applicable immédiatement et après diverses vérifications nous comprenons que les déplacements professionnels ne sont pas possible non plus. La mission de terrain est annulée moins de 48 heures avant le départ.

En parallèle, le Royaume-Uni assouplit les conditions d’entrée sur son territoire. Début août, il devient à nouveau possible pour les Français de s’y rendre sans avoir à respecter une quarantaine ; seuls un test Covid au départ et un second à l’arrivée sont nécessaires. Le terrain anglais s’ouvre, nous décidons de saisir cette opportunité pour planifier rapidement une mission. Les billets d’avion sont achetés quelques jours après la nouvelle de l’ouverture de la frontière et le décollage a lieu le surlendemain.

L’incertitude du départ fait alors place à l’empressement : il faut assurer la logistique dans des délais très courts, prendre contact rapidement avec les acteurs à rencontrer, tout en se re-familiarisant avec les spécificités du site étudié, sur lequel je ne devais me rendre que quelques mois plus tard. Ainsi, la pandémie de Covid-19 bouscule les temporalités de la recherche, en obligeant à composer avec l’incertitude et avec des calendriers que l’on ne maîtrise pas complètement.

 

Sur place, une moindre accessibilité aux acteurs

L’actuelle situation pandémique se ressent également une fois sur place et impacte le travail de terrain à proprement parler. J’y suis confrontée dès mon arrivée à Morecambe, lorsque je décide de me rendre à l’hôtel de ville pour solliciter des entretiens auprès des autorités de planification : le bâtiment a été transformé en « Covid-19 Test Centre ». À l’entrée, un membre du personnel m’explique que les employés municipaux travaillent depuis leur domicile et qu’il faut donc les contacter par téléphone ou par courriel. Cette situation n’est pas propre aux autorités municipales : malgré la reprise d’un certain nombre d’activités dans le pays, beaucoup de gens demeurent en télétravail. Cela constitue un frein à la recherche, dans la mesure où les personnes enquêtées sont plus difficilement accessibles. En effet, dans le cas d’autorités locales comme celles de Morecambe par exemple, les coordonnées mises à disposition sont souvent génériques, nous sommes contraints de passer par des personnes intermédiaires et les requêtes prennent parfois du temps à être traitées. En outre, certains interlocuteurs ne répondent pas au téléphone, ni aux courriels.

À ces difficultés d’accès aux acteurs s’ajoute le fait que certaines personnes souhaitent que l’entretien se déroule en visioconférence (parfois pour des raisons sanitaires, parfois pour cause de télétravail). Même en étant sur place, on se retrouve ainsi à rencontrer des interlocuteurs uniquement par écrans interposés. Ces entretiens dématérialisés permettent de mener le travail de recherche malgré tout et d’obtenir des informations précieuses pour l’enquête. Mais ces conditions spécifiques d’échange ne donnent pas accès à une série d’autres éléments, tels que les discussions informelles de début ou de fin d’entretien qui sont souvent riches d’enseignements et qui sont par exemple propices à l’effet « boule de neige » – une personne nous recommande auprès d’une autre, ce qui permet de réaliser de nouveaux entretiens auprès d’acteurs qui n’avaient pas nécessairement été identifiés ou qui étaient difficilement accessibles.

Enfin, le contexte sanitaire oblige certains lieux à rester fermés. C’est notamment le cas du Visitor Centre des centrales nucléaires de Heysham, dont les visites ont été suspendues par EDF Energy.

Sur le terrain #2 Terrain en temps de Covid 2

“Le Town Hall de Morecambe, un bâtiment administratif transformé en centre de test pour le Covid-19. Photographie : Audrey Sérandour, septembre 2021.”

La pandémie comme élément perturbateur du terrain

Une année et demie de pandémie ont perturbé le fonctionnement de nombreuses institutions et paralysé tous types d’activités. Dans le cas qui nous occupe, les centrales nucléaires de Heysham ont toutefois continué à fonctionner et à produire de l’énergie. En revanche, un certain nombre d’acteurs du territoire et d’autorités de planification ont dû ralentir leurs activités, reporter des réunions, voire les déprogrammer. En conséquence, ils ont le sentiment d’avoir peu avancé sur les dossiers dont ils ont la charge et de ne pas pouvoir apporter des éléments intéressants ou récents à notre recherche.

Plus concrètement, l’objet de recherche qui est au cœur de cette mission de terrain est une zone de planification d’urgence autour de la centrale dont un nouveau tracé a été fixé début 2020, juste avant la crise sanitaire. Depuis sa mise en place, les acteurs du territoire ont le sentiment que peu de choses se sont passées en rapport avec ce zonage. Lorsque je rencontre le Responsable de la planification d’urgence au niveau du comté du Lancashire, il m’explique que notre entrevue est sa première occasion de revenir au bureau depuis un an. Le bâtiment est inoccupé, les bureaux ont été nettoyés durant les longs mois d’absence des employés. Mon interlocuteur m’indique où se trouvait son poste de travail et m’explique où étaient installés ses différents collègues du service de planification d’urgence ; leur proximité physique permettait d’échanger facilement sur les dossiers de chacun, notamment lorsque les infrastructures ou crises à gérer se trouvent sur un même espace ou que les zonages d’urgence se recoupent.

Au-delà du fait que la pandémie a ralenti le rythme d’activité de mes interlocuteurs, cette perturbation du fonctionnement de leurs institutions devient parfois un argument de refus d’entretien. Ainsi, plusieurs élus du territoire de Heysham m’ont expliqué qu’ils avaient pris leurs fonctions courant 2019 et que depuis cette élection ils n’avaient pu assister à aucune réunion sur la question nucléaire, du fait de la situation sanitaire. Il s’avère difficile de savoir si effectivement aucune réunion ne s’est tenue récemment du côté des autorités locales et si les élus n’ont véritablement pas été conviés aux rencontres qui ont pu être organisées entre EDF Energy et les acteurs institutionnels en 2020 et 2021. Quelle que soit la réalité, force est de constater que désormais la pandémie peut constituer un motif de refus d’entretien, y compris lorsque l’on explique à nos interlocuteurs que ce n’est pas l’actualité la plus brûlante qui nous intéresse au premier chef.

Rédactrice : Audrey Sérandour

Septembre 2021.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *