[Sur le terrain #3] Le nucléaire, (in)visibilité dans la vie des écoliers : entretien avec des enseignants de l’école Trumacar, à Heysham (Angleterre)

Dans le cadre de la tâche 1 du programme NucTerritory, nous cherchons à comprendre les relations entre droit et espace, en identifiant des territorialités normatives du nucléaire. En août-septembre 2021, l’objectif de ma mission de terrain en Angleterre est de documenter les interactions entre le territoire et la zone de planification d’urgence (DEPZ) qui entoure les centrales nucléaires de Heysham. Dans cette zone, d’un rayon de 2,3 kilomètres autour des centrales, des dispositions ont été prises pour protéger le public en cas d’accident nucléaire (distribution de comprimés d’iode, information du public sur les voies d’évacuation, etc.). Afin de documenter la manière dont la DEPZ impacte les usages du territoire, je rencontre des représentants des différentes activités voisines des centrales nucléaires : autorités portuaires, gérant d’un village de vacances, présidente d’un club de golf, propriétaire d’une station service, etc. Le 8 septembre 2021, je réalise un entretien avec une institutrice et le professeur principal de la Trumacar Nursery and Community Primary School, à Heysham. Ce billet propose un premier retour sur cet entretien.

 

Les centrales nucléaires dans le quotidien des enfants

L’école primaire de Trumacar et la crèche associée – qui accueillent un peu moins de 400 enfants de 3 à 11 ans – sont situées à moins d’un kilomètre et demi à vol d’oiseau du site nucléaire de Heysham. Dès le début de notre entretien, l’institutrice qui me reçoit m’explique que cette proximité amène les enseignants à régulièrement évoquer les centrales dans leurs salles de classe. De fait, les enfants de Heysham connaissent bien ces centrales nucléaires, qui font partie de leur vie quotidienne.

D’abord, tous les jeudis matins, les élèves entendent les tests de fonctionnement des sirènes de sécurité. Elles sont perceptibles depuis leur cour de récréation. L’institutrice me raconte également que les enfants participent eux-mêmes à des exercices de prévention, depuis que l’école fait partie de la zone de planification d’urgence. Ils s’entraînent notamment à la prise de comprimés d’iode en cas d’incident, à l’aide de smarties®. Ensuite, l’institutrice me précise qu’une partie des parents d’élèves travaille pour EDF Energy ou ses sous-traitants. Les centrales nucléaires intègrent donc aussi la sphère familiale des écoliers. Enfin, l’entreprise EDF Energy a elle-même mis en place des dispositifs pour accueillir les enfants de la zone sur son site. Ainsi, tous les ans, l’école Trumacar organise une sortie au Visitor Centre des centrales de Heysham. Ce centre propose une exposition interactive pour mieux comprendre la production d’énergie nucléaire, ainsi que des visites guidées pour découvrir les réacteurs nucléaires, la salle des turbines ou encore la salle de contrôle. Outre ces visites au cœur des infrastructures nucléaires, EDF Energy met également à disposition des écoles de la zone la Heysham Nature Reserve, accolée aux centrales. Cet espace permet de sensibiliser les enfants à leur environnement proche et aux enjeux de protection de la biodiversité. Par ailleurs, l’institutrice de l’école Trumacar me raconte que les écoliers font parfois de petits spectacles dans les centrales, à l’occasion des fêtes de Noël, par exemple.

 

Panneau pédagogique sur les zones humides

[Photographie 1] Panneau pédagogique sur les zones humides (« Wetland habitat »), estampillé du logo d’EDF et situé dans la Heysham Nature Reserve (au-dessus de laquelle on aperçoit les lignes haute tension qui sortent des centrales). Photographie : Audrey Sérandour, août 2021.

Les centrales nucléaires de Heysham font donc partie du paysage et du quotidien des enfants qui fréquentent l’école Trumacar. Afin d’illustrer ses propos, l’institutrice me conduit dans le hall d’entrée de l’établissement et me montre la fresque murale qui le décore. Elle a été peinte en 2013 par les élèves et le personnel de l’école, accompagnés par l’artiste local Chas Jacobs, à l’occasion du 60e anniversaire de la Trumacar School. La fresque représente des lieux familiers ou emblématiques de la commune de Heysham : y figurent le bâtiment de l’école, les tombes sculptées dans la roche à l’époque viking, le port de marchandises, mais aussi les centrales nucléaires. Ainsi, la silhouette de ces dernières figure au sein même de l’établissement scolaire.

Fresque murale figurant dans l’entrée de la Trumacar School, à Heysham

[Photographie 2] Fresque murale figurant dans l’entrée de la Trumacar School, à Heysham. Photographie : Audrey Sérandour, septembre 2021.

 

Être ou ne pas être dans la DEPZ

Avant 2020, l’école Trumacar ne se situait pas dans la zone de planification d’urgence (DEPZ) des centrales nucléaires de Heysham. La limite de la DEPZ passait quelques mètres au Sud de l’établissement, le long de la route portant le nom de Trumacar Lane. Très concrètement, ne pas être intégré à cette zone de planification d’urgence signifiait que l’établissement ne disposait pas de comprimés d’iode à distribuer aux écoliers en cas d’incident nucléaire. Lors de notre entretien, le professeur principal explique que la direction de l’école sollicitait EDF Energy depuis des années pour obtenir ces comprimés, sans succès. À chaque nouvelle discussion avec l’opérateur des centrales, le représentant de celui-ci expliquait simplement que, l’école se trouvant en dehors de la DEPZ, elle ne pouvait pas se voir distribuer gratuitement les comprimés. Par ailleurs, l’école ne disposait pas du budget nécessaire pour s’en procurer elle-même.

En 2020, suite à l’entrée en vigueur d’un nouveau texte réglementaire sur les situations d’urgences nucléaires, les limites de la zone de planification d’urgence ont été revues par les autorités locales, qui ont déterminé un nouveau tracé. Désormais, l’école Trumacar est intégrée à cette DEPZ des centrales nucléaires de Heysham. Le professeur principal me relate que, du jour au lendemain, la direction de l’école a ainsi reçu un courrier indiquant que le tracé de la zone avait été déplacé et qu’ils recevraient des comprimés d’iode. Dorénavant, l’établissement en dispose donc et les élèves font régulièrement des exercices de préparation.

Une DEPZ à la matérialité faible et des activités portuaires qui se développent

Un peu plus tard au cours de notre entretien, je décide d’évoquer le développement des activités du port de Heysham, qui se trouve lui aussi à moins de 1,5 kilomètre de l’école Trumacar. La construction d’un raccordement routier (le Heysham Bypass) entre l’autoroute M6 (qui dessert Liverpool, Manchester, Birmingham…) et la commune de Heysham il y a quelques années a permis au port d’intensifier ses activités. Dans la discussion, je fais le constat de l’importance du trafic de poids lourds sur la Trumacar Lane. Le professeur principal de l’école me confie alors que l’augmentation de la circulation des camions de marchandises sur cette route est la véritable raison qui explique la faible utilisation que l’école fait de son terrain. Il m’explique qu’il est trop dangereux de conduire tout un groupe d’enfants de l’autre côté de cette route où le flux de poids lourds est particulièrement soutenu.

[Photographie 3] À gauche de la photographie, on aperçoit le muret et le panneau indiquant le Trumacar Primary School Community Field ; au centre, deux poids lourds engagés sur la Trumacar Lane ; l’école se trouve sur la droite, hors-champ.

 

Finalement, le développement des activités commerciales du port de Heysham crée donc une frontière entre l’école et son terrain communautaire situé de l’autre côté de la route empruntée par les poids lourds. En revanche, le tracé de la DEPZ qui passait par le long de cette même route jusqu’à l’an dernier n’impactait pas l’usage fait par l’école du terrain en question. Cet exemple très localisé illustre un constat plus large sur la discrétion des centrales nucléaires dans le territoire de Heysham. Plus spécifiquement, la DEPZ a une faible expression matérielle dans l’espace, elle ne crée pas d’effet de frontière. Alors que les centrales nucléaires se révèlent particulièrement présentes dans le quotidien des enfants de la commune, elles sont particulièrement discrètes aux yeux d’un observateur extérieur.

 

Rédactrice : Audrey Sérandour

Octobre 2021.

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