[Sur le terrain #6] Intégrer une centrale nucléaire dans le paysage gallois : le cas de Wylfa et ses collines

Dans le cadre de la tâche 2 du programme NucTerritory, nous avons choisi d’aborder l’ancrage spatial des centrales nucléaires au prisme de leur matérialité, partant du postulat selon lequel objets matériels et faits sociaux interagissent. Nous cherchons ainsi à comprendre comment les formes matérielles d’un système énergétique – en l’occurrence celui du nucléaire – peuvent avoir des conséquences sur les relations sociales et spatiales qui structurent son territoire d’ancrage. Concrètement, quel rôle les objets matériels jouent-ils dans la production territoriale ? Quelle est l’influence de la matérialité d’une centrale nucléaire sur la manière dont les acteurs s’en saisissent ? Quelle signification sociale lui est accordée ? Plus largement, comment se matérialise la présence d’une centrale nucléaire dans l’espace et cette matérialité structure-t-elle des territoires nucléaires ?

Située à l’extrême Nord-Ouest du Pays de Galles, sur la côte de l’île d’Anglesey, la centrale nucléaire de Wylfa est la dernière centrale mise en service dans le cadre du premier programme d’énergie nucléaire du Royaume-Uni (mené dans les années 1950-1960, avec des réacteurs de type Magnox). Depuis une soixantaine d’années, ses bâtiments se dressent sur la côte galloise, dans un espace rural principalement composé de landes et de bocages. En arpentant les alentours de la centrale et en consultant les archives qui datent de sa construction, il apparaît que la manière dont elle s’inscrit matériellement dans l’espace ne doit rien au hasard. Au contraire, son intégration dans le paysage d’Anglesey a fait l’objet d’une véritable réflexion et résulte de négociations entre les différents acteurs impliqués. Ce billet propose d’aborder cet enjeu à la lumière d’une mission de terrain effectuée à Anglesey en octobre 2022.

 

Le choix d’implanter une centrale dans un espace rural du Pays de Galles

En février 1955, faisant face à un déficit énergétique, le gouvernement britannique lance un vaste programme de construction de centrales nucléaires. Le Nord du Pays de Galles fait partie des régions où la demande en électricité augmente, ce qui conduit le Central Electricity Generating Board (CEGB) – entreprise publique alors responsable de la production, du transport et de la commercialisation de l’électricité en Angleterre et au Pays de Galles – à y envisager l’établissement d’une centrale. Dès 1955, il engage des réflexions sur le choix de son emplacement.

Quelques années plus tard, c’est l’île d’Anglesey qui retient l’attention du CEGB pour ce projet. D’une part, la région présente un déficit de puissance électrique et se trouve également déficitaire en charbon. D’autre part, elle correspond au souhait des autorités britanniques de placer ses centrales dans des espaces ruraux. Ces derniers présentent l’avantage d’un plus faible peuplement, ce qui limiterait les conséquences humaines d’un potentiel accident. En outre, dans un contexte de déclin des industries historiques du Nord-Ouest du Pays de Galles, de tels projets énergétiques nationaux sont soutenus par la plupart des députés et autorités locales, qui estiment qu’ils peuvent permettre de lutter contre le chômage et l’exode rural.

En 1961, le CEGB a identifié cinq lieux possibles pour la construction de la centrale, dont quatre sur la côte de l’île d’Anglesey. À la suite d’une évaluation des caractéristiques techniques de ces sites (terrain plat, à distance de zones bâties, disposant d’une bonne fondation rocheuse et d’un approvisionnement suffisant en eau pour le refroidissement) et de la réalisation d’une enquête publique, c’est le site de Wylfa qui est retenu. La construction de la centrale débute en 1963, et les réacteurs seront mis en service en 1971 et 1972.

[Photographie 1] La centrale nucléaire de Wylfa, vue depuis les hauteurs de Cemaes Bay. Au premier plan, un paysage de bocage typique de l’île d’Anglesey. En arrière-plan, les bâtiments de la centrale et la ligne à haute tension apparaissent derrière les collines artificielles boisées. Photographie : Audrey Sérandour, octobre 2022.

 

L’effet visuel de la centrale nucléaire, ou l’enjeu de la préservation du paysage

Dès le départ, le choix de ce site soulève la question de l’effet visuel des bâtiments de la centrale nucléaire dans le paysage rural gallois. Dans un rapport préparé en vue de l’enquête publique de 1961, le County Planning Officer – c’est-à-dire le responsable de la planification du comté – d’Anglesey écrit : « Du point de vue des aménités, l’implantation de la centrale sur le site introduirait certainement un nouvel élément dans le paysage qui serait visible sur une zone considérable. Il  est peu probable que sa présence dans le paysage soit harmonieuse. Cette zone est très appréciée des vacanciers et les effets de ce type d’aménagement sur les activités vacancières seraient assurément malheureux, tant psychologiquement que visuellement » (Anglesey Archives, WCC/388).

Cette préoccupation va être prise en compte par le ministère de l’Énergie, qui dans son rapport sur l’enquête publique de 1961 souligne que le Plan de développement d’Anglesey accorde à la majeure partie du littoral de l’île une valeur paysagère particulière. Il reconnaît également que les bâtiments de la future centrale nucléaire seront visibles sur d’importantes distances. Les lignes à haute tension qui la raccorderont au réseau électrique national soulèvent aussi des inquiétudes en termes d’impact visuel. Or, dans les années 1950-1960 au Royaume-Uni, les débats sur la préservation des paysages – et en particulier des paysages ruraux – se structurent et s’institutionnalisent. L’Electricity Act de 1957 sera d’ailleurs le premier texte législatif majeur à comporter une clause sur l’aménité du paysage et la nécessité de préservation de leur beauté naturelle. Érigée en politique gouvernementale, cette idée de préservation des paysages conduira à la formation de parcs nationaux et d’Area of Outstanding Natural Beauty (AONB).

L’AONB protégeant une majeure partie du littoral d’Anglesey ne sera créée qu’en 1966-67, quelques années après le début des travaux sur le site de Wylfa. Comme explicité par le ministère de l’Énergie dans son rapport de 1961, en l’absence de toute classification AONB à cette époque, le CEGB a estimé qu’il n’y avait « pas de contradiction majeure entre le progrès et la conservation » (Anglesey Archives, WCC/388). Pour autant, dès les débuts, le CEGB a bien conscience de la nécessité de prendre en compte les effets visuels de la centrale nucléaire dans le paysage.

 

(Re)construire un paysage : choix de couleur des bâtiments et façonnement de collines artificielles

Afin d’assurer l’intégration de la centrale de Wylfa dans le paysage rural d’Anglesey, le CEGB travaille avec des architectes qui se soucient des matériaux utilisés pour la construction. Dans un courrier adressé au County Planning Officer en septembre 1963, ils expliquent par exemple que les couleurs des bardages métalliques de différents bâtiments de la centrale ont été choisies pour faire « écho aux couleurs de la roche naturelle du site ». En outre, le CEGB a également fait appel à une paysagiste reconnue au Royaume-Uni : Sylvia Crowe, ancienne présidente de l’Institute of Landscape Architects, qui est chargée de la conception des espaces extérieurs du site. À nouveau, les archives de l’époque de construction de la centrale nous renseignent sur la manière dont le paysage a été pensé à Wylfa. Dans un document daté d’août 1963, Sylvia Crowe montre que son travail vise à « briser la silhouette » des bâtiments de Wylfa, d’en « réduire l’échelle » et de les « relier au paysage » (voir photographie 2).

 

[Photographies 2 et 3] Proposition d’aménagement paysager du site de Wylfa rédigée par Sylvia Crowe en août 1963 et dessin de la proposition préliminaire de plantation d’arbres daté d’octobre 1965. Archives du dossier « Revised architectural and landscaping proposals for the Wylfa Nuclear Power Station », conservé au County Council d’Anglesey (TWR/145d). Photographies : Audrey Sérandour, octobre 2022.

La prise en compte des éléments naturels du paysage local constitue une véritable préoccupation. Concrètement, il a été décidé de façonner plusieurs collines artificielles à partir des terres excavées du chantier, qui viendront dissimuler les silhouettes des bâtiments dans le paysage. Durant la phase de travaux, le County Planning Officer d’Anglesey se rend régulièrement sur le site de Wylfa afin de suivre les opérations. Les aspects visuels cristallisent son attention. Dans un courrier qu’il adresse à Sylvia Crowe en mai 1965, il exprime clairement son inquiétude quant à la forme des collines en cours de façonnement. Il trouve qu’elles ont « un contour très régulier et ne ressemblent pas du tout aux petites collines et aux rochers d’Anglesey » (voir photographie 4). Elles sont trop artificielles à son goût, pas assez locales. Au cours des mois qui suivent, il échange régulièrement des courriers avec le CEGB et la paysagiste à ce propos. Cette dernière le rassure notamment en expliquant qu’une fois les arbres plantés sur ces collines, cet effet sera atténué. Il est également prévu que des arbres soient plantés le long de la route principale, afin de créer un écran visuel.

 

    [Photographies 4 et 5] Courrier envoyé par le County Planning Officer à Sylvia Crowe en mai 1965, dans lequel il exprime ses préoccupations quant à la forme des collines artificielles ; photographie du site de Wylfa prise par le CEGB en septembre 1967. Archives du dossier « Revised architectural and landscaping proposals for the Wylfa Nuclear Power Station », conservé au County Council d’Anglesey (TWR/145d). Photographies : Audrey Sérandour, octobre 2022.      

Si dans les années 1960 au Royaume-Uni la construction d’une centrale nucléaire en zone rurale représente l’arrivée de la modernité et que les lignes à haute tension qui en émanent constituent une connexion physique au reste du pays, les autorités locales comme nationales considèrent que ces infrastructures ne doivent pas altérer l’identité paysagère de leur territoire d’implantation. Dès lors, ces acteurs sont amenés à définir ce qu’est un paysage local typique et à réfléchir à la manière dont ils peuvent le préserver ou l’imiter – comme le montre le cas des collines autour de Wylfa. Pour autant, le paysage ainsi modelé est aussi un paysage technique : l’écart entre les buttes aménagées autour de la centrale de Wylfa est par exemple conçu de sorte qu’il y ait suffisamment de place pour y construire une deuxième ligne à haute tension. En effet, il est prévu qu’une deuxième centrale nucléaire soit construire sur ce site, à moyen ou long terme.

Finalement, la centrale devient un élément à part entière du paysage. Le CEGB a même bâti une tour d’observation au sommet de l’une des collines artificielles, depuis laquelle il est à la fois possible d’apprécier la vue sur le paysage d’Anglesey et de découvrir les infrastructures nucléaires.

Rédactrice : Audrey Sérandour

Octobre 2022.

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