[Sur le terrain #4] Cultiver un site nucléaire ? Des parcelles agricoles à Vermont Yankee (Vermont, États-Unis)

Dans le cadre de la tâche 1 du programme NucTerritory, nous cherchons à identifier et à analyser les interactions entre périmètres normatifs des sites nucléaires et autres usages des territoires sur lesquels sont implantées les centrales. En préparant le travail de terrain à réaliser à Vermont Yankee (Vermont, États-Unis), nous avions constaté la présence d’une parcelle cultivée au sein même du site nucléaire, dans sa zone d’exclusion. La centrale est à l’arrêt depuis 2014 et désormais en démantèlement, mais cette parcelle semblait avoir été cultivée bien avant la fin des activités de la centrale.

Cela nous a tout de suite interrogés : pourquoi cette activité a-t-elle été autorisée dans l’enceinte de Vermont Yankee ? Quel dispositif juridique permet à un agriculteur d’accéder à un site nucléaire, et en particulier dans sa zone d’exclusion ? Concrètement, comment l’accès au site se matérialise-t-il pour cet acteur extérieur à la centrale ? Pour comprendre cette interaction entre zonage nucléaire et activités agricoles, je me suis entretenue avec le fermier qui cultive les terres en question, ainsi qu’un représentant de l’opérateur en charge du démantèlement de la centrale (NorthStar) et des représentants de la commune de Vernon. Ce billet propose un retour sur ce travail de terrain mené en mars 2022.

Un site nucléaire construit sur des terres agricoles

Au milieu des années 1960, à l’apogée du boom nucléaire étasunien, l’État du Vermont décide de se doter d’une centrale nucléaire pour répondre à une demande croissante en électricité. Il s’agit d’un État principalement rural, où l’expansion de l’électricité avait été retardée par les coûts de desserte. Les compagnies de service public d’électricité du Vermont et de Nouvelle-Angleterre choisissent Vernon, au Sud-Est de l’État, pour implanter la future centrale.

Situées sur les rives du Connecticut, les terres de cette petite commune sont particulièrement fertiles. Elles ont été cultivées par les populations autochtones Abenaki, avant d’intéresser les colons européens qui s’y sont implantés vers 1730-1740. Ainsi, dans les années 1960, le site choisi par les entreprises d’électricité pour construire la centrale était occupé par une ferme laitière, qui y cultivait notamment du maïs pour leurs animaux. Les cinquante hectares acquis pour la construction de Vermont Yankee ont ainsi été achetés à la Williams Farm. Par cette transaction, l’opérateur de la centrale nucléaire devient donc propriétaire de terres agricoles, comme on peut le constater sur une carte de la commune de Vernon réalisée dans les années 1990.

Extrait d’une carte réalisée en 1993 à partir du travail du Windham Regional Commission GIS Service Center et du Town of Vernon Farmland Protection Advisory Committee. La carte est affichée dans le hall de la mairie de Vernon. En légende, l’acronyme « VY » renvoie à « Vermont Yankee Nuclear Power Corp. » Photographie : Audrey Sérandour, mars 2022.

L’implantation de la centrale nucléaire a bien entendu impliqué un changement d’usage des sols. Mais les infrastructures de production d’énergie n’ont jamais occupé la totalité du site de Vermont Yankee. Certains espaces sont donc restés considérés comme des terres agricoles.

Entretenir des relations de bon voisinage

À proximité immédiate du site nucléaire de Vermont Yankee est implantée une autre ferme laitière, établie depuis 1916 : la Miller Farm, qui dispose également de terres agricoles sur les rives du Connecticut. Ses propriétaires n’ont pas souhaité vendre leurs terrains au moment où les compagnies d’électricité cherchaient un emplacement pour la centrale nucléaire. Ils ont simplement accepté que les lignes à haute tension traversent leurs champs et ont été dédommagés pour l’installation des pylônes sur leurs terres.

Ligne électrique en provenance de la centrale de Vermont Yankee et traversant un champ de la Miller Farm. Photographie : Audrey Sérandour, mars 2022.

Au début des années 1980, l’opérateur de la centrale invite la famille Miller à cultiver les parcelles agricoles qui se trouvent sur le site de Vermont Yankee, gratuitement. L’un des fils Miller  m’explique : « Ils voulaient laisser ces terres ouvertes. Pour avoir de bonnes relations de voisinage. Ils voulaient que ces terres soient ouvertes. Ça leur coûte moins cher de nous laisser entretenir ces terres que de s’en occuper eux-même ». Ainsi, depuis les années 1980, la Miller Farm cultive plusieurs parcelles appartenant à l’opérateur de la centrale. Selon les années, les fermiers y plantent du maïs ou de l’alfalfa, cultures qui servent à nourrir leurs vaches laitières.

Un représentant de l’actuel opérateur du site, qui travaille à Vermont Yankee depuis 25 ans, me raconte que NorthStar entretient une étroite relation avec les fermiers, notamment pour s’assurer que les activités de la centrale n’impactent pas celles de leur ferme. L’entreprise contrôle par exemple la quantité d’herbicides utilisés pour maintenir les clôtures du site dégagées, afin de ne pas interférer avec les cultures, car la Miller Farm est une ferme biologique depuis 2009. Il en va de même avec les activités de démantèlement : « Lorsque nous avons récemment démoli l’une des grandes tours d’antennes radio, qui mesurait quelques centaines de pieds de haut, nous avons attendu qu’il ait fini de récolter son maïs avant de la faire s’effondrer dans le champ, puis nous avons nettoyé le désordre », ajoute le représentant de NorthStar. L’entreprise prend ainsi soin de ses relations avec un voisin de taille : la ferme possède plus de 280 hectares dans la zone, près de 200 vaches et, surtout, la famille Miller est bien connue et particulièrement appréciée à Vernon.

Travailler sur les terres d’un opérateur nucléaire : quelles pratiques ?

L’accès aux parcelles de Vermont Yankee cultivées par la famille Miller a varié au cours du temps. Deux d’entre elles ont toujours été situées en dehors de la zone d’exclusion de la centrale, et donc en dehors de la zone clôturée, ce qui permet aux fermiers d’y accéder sans restriction. Une autre parcelle, située au Nord du site et cultivée entre les années 1980 et la fin des années 2000, se trouvait quant à elle au sein de l’espace clôturé. L’accès se faisait donc par un portail verrouillé, donc la clé avait été remise à la famille Miller. Enfin, une dernière parcelle initialement située en dehors de la zone clôturée s’est retrouvée dedans suite à un ajustement de la taille de la zone d’exclusion, au milieu des années 2000. Dès lors, l’accès se faisait également par un portail verrouillé, pour lequel il fallait aller demander la clé à l’opérateur en début de journée et la rendre en fin de journée. Mais depuis 2021, l’accès à cette dernière parcelle est de nouveau ouvert, la clôture ayant été retirée suite à la réduction de la zone d’exclusion, une fois la centrale à l’arrêt.

Au-delà de la gestion logistique de l’accès aux parcelles, le fermier estime que travailler sur un site nucléaire ne change rien à ses pratiques de cultivateur. Pourtant, cela a pu parfois surprendre le voisinage. Un représentant de la commune de Vernon raconte ainsi qu’un jour, après le 11 septembre 2001 et un renforcement de la sécurité de la centrale, le fermier est venu couper son maïs dans les limites du site nucléaire et que, bien que les gardes l’aient laissé entrer, plusieurs appels téléphoniques ont été passés pour signaler une intrusion.

 

Aujourd’hui, la centrale nucléaire de Vermont Yankee est en démantèlement et NorthStar estime que cette phase pourrait être terminée d’ici quelques années. Après quoi, les membres du Conseil de planification et de développement économique de Vernon aimeraient que la commune puisse récupérer le site et ils ont déjà commencé à réfléchir à des possibilités de réaménagement. Pour cela, ils ont notamment fait appel à un cabinet de conseil en architecture et aménagement. Dans le cadre de son étude, ce dernier a organisé une réunion publique à Vernon, pour échanger sur le projet avec les habitants. À cette occasion, les habitants ont eu la possibilité de participer à un vote consultatif sur les usages futurs qu’ils aimeraient voir sur le site de Vermont Yankee. L’agriculture figurait parmi les activités les plus plébiscitées. Dans son projet final de restauration et de ré-aménagement du site, le cabinet de conseil a ainsi prévu une « poursuite de l’agriculture sur une grande partie des terres actuellement utilisées à cette fin ». Pour la Miller Farm, qui n’est pas propriétaire mais simple utilisateur de ces terres, pouvoir y poursuivre ses activités serait un vrai atout, pour ne pas avoir à investir dans l’achat de fourrage pour ses animaux. L’accès aux parcelles du site nucléaire de Vermont Yankee constitue une véritable aubaine pour ces fermiers.

Rédactrice : Audrey Sérandour

Avril 2022.

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